Parlons enfin de démocratie

Louis Drounau
5 min readMay 25, 2019
Chefs d’Etats et de gouvernements au Conseil européen (en haut), et représentants au Parlement européen (en bas)

“It’s the economy, stupid.” C’est du moins ce que dit l’expression. Les électeurs se soucient de leur vie quotidienne : occupez-vous d’eux, assurez-vous que l’économie fonctionne et qu’ils ont des emplois bien rémunérés. Voilà la clé de la plupart des campagnes électorales.

Bien sûr, d’autres thèmes clés sont disponibles : la santé (et plus généralement le système social), la sécurité, l’immigration, voire — signe du temps — l’environnement. Tous des domaines politiques essentiels sur lesquels les électeurs ont facilement une opinion et auxquels ils peuvent être réceptifs lors de campagnes électorales.

A l’inverse, la démocratie n’est jamais un sujet d’actualité, jamais le cœur d’un discours, jamais un gros titre ou au centre d’un programme électoral. Les électeurs s’en fichent : ils n’en comprennent pas les subtilités ou les implications, ils ne saisissent pas la pertinence de la question ou l’impact sur leur vie, ils n’écoutent pas les explications et commencent à somnoler. Voilà ce qui semble être l’avis dominant.

Des mois de campagne et des milliers de prospectus distribués dans quatre pays révèlent une autre histoire. Celle d’une démocratie non pas comme simple concept abstrait, mais bien ressentie de manière instinctive et vitale. Les électeurs n’entrent peut-être pas dans les détails techniques, mais ils sont sensibles au résultat : mon vote aura-t-il vraiment de l’importance ? Aura-t-il un impact sur ma vie ?

Déjà, au niveau national, où les citoyens ont une plus grande maîtrise des institutions et une meilleure connaissance des hommes et femmes politiques, la déception est profonde et tangible. « Ils sont tous pareils », « ils ne se préoccupent pas de nous », « ils travaillent pour les banques », « ils nous ignorent », « ça ne changera rien ». A travers la France, à Rome, et plus encore à Londres, le refrain est le même et le jugement sévère. De larges pans de la population ont perdu confiance en leurs politiciens. Certains se tournent vers les partis populistes — sorte de doigt d’honneur électoral aux partis traditionnels –, tandis que d’autres décident que, si personne ne se soucie d’eux, leur vie d’électeurs sera désormais derrière eux.

“La démocratie n’est pas un concept abstrait, mais une chose que les gens ressentent instinctivement.”

La situation devient encore plus préoccupante au niveau européen, où les citoyens sont censés voter pour une institution — le Parlement européen — dont ils entendent rarement parler et qu’ils connaissent peu. Le mécanisme de vote, avec de longues listes de candidats, ne se prête d’ailleurs pas à une bonne connaissance des candidats par leurs électeurs. Pire encore, les députés européens, une fois élus, siègent dans les partis européens, mais font campagne uniquement en tant que membres de partis nationaux — des partis nationaux concurrents devenant parfois alliés au niveau européen, brouillant les pistes pour les électeurs. Les partis nationaux reçoivent d’ailleurs une part supplémentaire de blâme pour mener leurs campagnes presque exclusivement sur des questions nationales et remplir leurs listes avec des politiciens recyclés ou de seconde zone.

Le résultat est tout simplement désastreux. Des entretiens de rue révèlent que, quelques jours seulement avant les élections, de nombreux électeurs ne savent toujours pas à quoi sert l’élection et, souvent, qu’une élection a lieu ! Rares sont ceux qui ont une idée claire du rôle des représentants européens. Naturellement, les électeurs ne se sentent pas incités à se rendre aux urnes pour une élection qu’ils ne comprennent pas, et l’abstention atteint des niveaux dangereux.

“Le parti Brexit est en tête des sondages, bien qu’il n’ait aucun programme au-delà de la vague promesse de respecter la démocratie.”

Malgré cela, les principaux partis de gouvernement et d’opposition ne font aucun effort pour combler le déficit démocratique de l’Union Européenne : ils ne proposent pas de solutions et n’abordent pas la question lors de débats. Le mécontentement des électeurs à l’égard de politiciens qu’ils considèrent soumis à « l’élite », ainsi que l’absence de discussion sur la démocratie, tant au niveau national qu’européen, poussent les électeurs à soutenir les partis anti-système. Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette logique a même permis au Parti du Brexit de mener les sondages au Royaume-Uni, alors même qu’il n’a ni manifeste ni de programme, au-delà de la vague promesse d’être justement le parti qui respectera la démocratie — c’est-à-dire qu’il s’assurera que le Brexit ait lieu.

Pire encore, la démocratisation de l’UE est en passe de reculer. Utilisé pour la première fois en 2014, le système du Spitzenkandidat a été conçu pour lier le choix du Président de la Commission au résultat des élections européennes. Bien qu’imparfait, ce mécanisme a le potentiel de donner plus de visibilité au Président de la Commission et d’impliquer les citoyens dans sa nomination. Peu représenté au Parlement européen mais fort en tant que chef d’État, Emmanuel Macron — avec les libéraux du parti ADLE — s’est fermement opposé au Spitzenkandidat, en faveur d’une négociation entre Etats au sein du Conseil européen.

Au moment où les électeurs se rendent aux urnes et alors que le président Macron a récemment dressé la liste de ses exigences pour le futur Président de la Commission — un portrait en creux de Michel Barnier –, rien ne garantit que le vote populaire aura un impact sur le choix de notre exécutif européen, réduisant encore le rôle des citoyens dans les institutions européennes.

“Ignorer les appels citoyens pour plus de démocratie est le moyen le plus sûr de saper le processus démocratique.”

L’abstention, la montée des partis populistes et le mépris croissant pour les institutions doivent résonner comme un cri d’alarme. L’économie, l’emploi et l’immigration sont des sujets importants, à condition que les gens aient confiance dans leur capacité d’être entendus. Le moment où les électeurs perçoivent leur vote comme ignoré et dénué de sens est celui où ils cessent de voter. Ignorer les appels citoyens à plus de démocratie est donc le moyen le plus sûr de saper le processus démocratique.

Il est désormais impératif de rétablir la confiance dans les institutions et les politiciens et de convaincre les citoyens que leur voix compte. Améliorer les systèmes de vote, assurer la transparence du processus décisionnel et des dépenses publiques, permettre l’émergence de nouveaux partis, réformer les institutions pour les rendre efficaces, réactives et démocratiques, et même donner la parole aux citoyens dans l’élaboration des politiques publiques — les possibilités sont infinies et les meilleures pratiques ne manquent pas. Essayons-les !

Mais d’abord, engageons les citoyens et faisons-le sincèrement. Parlons enfin de démocratie.

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Louis Drounau

Founder of European Democracy Consulting eudemocracy.eu 🇪🇺 | President of EuropeanConstitution.eu 📜 | Founding Member of Mieux Voter 🗳